Procès Jubillar : un féminicide sans corps, mais pas sans traces

Devant la cour d’assises du Tarn, à Albi, Cédric Jubillar est jugé pour le meurtre de son épouse Delphine, disparue en décembre 2020. Sans aveu, sans scène de crime, sans corps retrouvé, la justice tente de reconstituer un drame conjugal devenu symbole du féminicide ordinaire : celui d’une femme qui voulait partir et d’un homme incapable de l’accepter.

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Une disparition devenue affaire d’État domestique

La nuit du 15 au 16 décembre 2020, Delphine Jubillar s’évapore du domicile familial de Cagnac-les-Mines (Tarn). Son mari alerte la gendarmerie au petit matin, affirmant qu’elle serait sortie promener les chiens. Mais aucun voisin ne l’a vue, et les recherches – des battues aux relevés de téléphonie – ne livrent rien.

Delphine, 33 ans, infirmière et mère de deux enfants, s’apprêtait à refaire sa vie. Le couple était en crise ; la séparation devait être annoncée. Des messages retrouvés dans son téléphone témoignent d’un nouvel amour et d’un désir d’émancipation. Son mari, lui, se sentait trahi, humilié, en colère. Dans les semaines qui ont précédé sa disparition, plusieurs proches décrivent des disputes violentes et un climat d’insultes répétées.

Ce contexte est au cœur du procès : une histoire de contrôle, de perte d’emprise et d’explosion. Le parquet décrit « une mécanique conjugale classique : la peur de la rupture, la rage du déclassement, la décision d’effacer ».

Le faisceau d’indices d’un meurtre conjugal

Depuis le 22 septembre, les magistrats tentent de reconstituer ce que la nuit a effacé. Les preuves matérielles sont rares, mais les indices convergent : des horaires incohérents, des objets déplacés, un téléphone éteint à 23 h 07, une paire de lunettes brisée, des traces de nettoyage suspectes.

Les enquêteurs rappellent que Cédric Jubillar a changé plusieurs fois de version, et qu’il a utilisé la carte bancaire de son épouse après la disparition. Surtout, il n’a pris part à aucune des recherches, préférant ironiser sur les battues. À la barre, il nie tout, sans émotion. « Je ne sais pas », « je ne me souviens pas », répète-t-il.

Pour l’avocat général, la cohérence du dossier ne laisse guère de place au doute : « Ce n’est pas une disparition, c’est un effacement. Et ceux qui effacent pensent que le silence les sauvera. » Le ministère public a requis trente ans de réclusion criminelle.

La défense plaide l’absence de corps et d’arme, soulignant que la justice ne peut condamner « sur un ressenti ». Mais l’intime conviction des jurés repose aussi sur l’histoire d’un couple : une femme qui voulait vivre, un homme qui ne le supportait pas.

Un procès emblématique du féminicide ordinaire

Le procès d’Albi s’inscrit dans un contexte social lourd : 118 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2024, selon le ministère de l’intérieur. Dans la majorité des cas, la rupture ou son annonce précède la mort. Ce moment de bascule, les associations le nomment depuis longtemps : le moment du départ.

À la cour d’assises, ces chiffres planent comme une ombre. Les collectifs féministes rappellent que la justice, encore récemment, parlait de « drame conjugal » plutôt que de féminicide. L’affaire Jubillar, à ce titre, devient un test : reconnaître un crime conjugal même sans corps, c’est affirmer que l’absence n’annule pas la violence.

Les témoins évoquent une femme solaire, professionnelle, aimée de ses collègues, qui se sentait épuisée et cherchait à protéger ses enfants. Son nom, désormais, dépasse le cadre du dossier : il symbolise la précarité des femmes qui veulent partir et que rien ne protège assez tôt.

La justice face à l’opinion et au spectacle

Depuis quatre ans, l’affaire a pris des allures de série judiciaire. Documentaires, reconstitutions, plateaux télé : le crime supposé s’est transformé en feuilleton. Chaque détail de la vie du couple, chaque photo, chaque mot est devenu matière à débat.

Cette surenchère médiatique interroge. À force d’exposer les drames conjugaux comme des intrigues, la société risque de perdre de vue leur réalité structurelle : la répétition d’un même scénario de domination et de colère. Le procès d’Albi, par contraste, tente de réintroduire du droit là où l’émotion a tout recouvert.

Dans la salle d’audience, la présidente de la cour rappelle chaque matin : « Nous jugeons un homme, mais nous parlons d’une femme absente. » Une phrase qui résume la difficulté de ce procès : maintenir la rigueur du droit tout en affrontant la dimension symbolique d’un féminicide sans trace visible.

Un verdict qui dira plus qu’une culpabilité

Le verdict attendu dans les prochains jours dépassera le sort individuel de Cédric Jubillar. Il dira si la justice française accepte de nommer, dans un dossier sans corps, la logique du crime conjugal. Condamner, ce serait reconnaître que le silence, la disparition, le déni ne sont pas des preuves d’innocence ; acquitter, ce serait rappeler la force du doute, mais aussi la faiblesse d’une institution face à l’invisible.

Delphine Jubillar, elle, reste absente. Son corps n’a pas été retrouvé, mais sa disparition est devenue un symbole. À Albi, au fil des audiences, une vérité s’impose : dans les féminicides, ce n’est pas toujours la violence du geste qui marque, mais la lente destruction d’une existence, jusqu’à l’effacement final.