Langues minoritaires et intelligence artificielle : un pari pour la diversité linguistique
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Alors que les grands modèles de langage s’imposent dans nos vies numériques, les langues minoritaires restent largement en marge. Or l’IA peut aussi devenir une chance — non pour uniformiser, mais pour revitaliser des idiomes menacés. Ce défi linguistique et technologique interroge la justice culturelle et l’avenir des communautés.
L’IA parle trop peu « petit »
Dans le concert numérique, l’anglais, le mandarin, l’espagnol dominent largement — parce qu’ils fournissent les données massives nécessaires à l’entraînement des modèles. Mais leur suprématie s’étend aux capacités de l’intelligence artificielle : les systèmes NLP (traitement automatique du langage) les reconnaissent, les traduisent, les produisent — tandis que des milliers d’autres langues restent ignorées ou mal servies.
Les langues minoritaires, ou “low-resource languages”, font face à un double obstacle : peu de corpus numériques existent, et peu d’investissements leur sont consacrés. Résultat : les outils d’IA les plus sophistiqués sont souvent inaptes à reconnaître, transcrire ou générer ces langues.
Selon un rapport de Cohere, seuls quelques pourcents des quelque 7 000 langues vivantes figurent réellement dans les grands modèles linguistiques modernes.
Ce biais structurel a des effets concrets : quand une communauté souhaite produire des contenus numériques en sa langue, elle dépend souvent de traductions médiocres ou de systèmes externes — ou elle abdique complètement dans l’anglais ou la langue dominante locale.
L’IA comme instrument de sauvegarde — si la volonté existe
Mais l’intelligence artificielle peut aussi se mettre au service des langues menacées. Des projets émergent, parfois modestes, mais porteurs d’espoir.
Un exemple marquant : LIMBA, un cadre open-source pour la valorisation des langues à ressources limitées, propose des méthodes de création de corpus, de génération automatique et d’adaptation des modèles pour des langues peu documentées. Le cas du sarde (langue minoritaire de Méditerranée) y est présenté comme illustration.
De même, des projets de traduction assistée pour des langues comme le Kalaallisut (groenlandais) permettent à des médias locaux d’offrir du contenu bilingue, ce qui renforce la visibilité linguistique et la souveraineté culturelle
Le Conseil de l’Europe, dans le cadre de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, a lui-même envisagé que l’IA puisse faciliter l’usage public de ces idiomes — dans l’administration, l’éducation, les services — à condition de politiques volontaristes.
En France, le débat se mêle à celui des langues régionales (breton, occitan, basque, corse, etc.) : l’IA pourrait aider à produire des outils éducatifs, des assistants de correction, des interfaces vocales. Mais cela suppose de construire les corpus — or beaucoup de langue régionale ne disposent pas de bases numériques massives.
Les pièges invisibles de la technologie linguistique
L’enthousiasme doit être tempéré par quelques précautions : l’IA porte en elle des biais, des choix culturels et des hiérarchies implicites.
Un point crucial est le “techno-linguistic bias” : les systèmes peuvent reproduire une vision du monde centrée sur les langues dominantes, en ignorant les conceptions culturelles ou les concepts propres aux langues minoritaires. Ce biais peut ainsi marginaliser davantage les savoirs et les formes de pensée locales.
Autre danger : la surveillance linguistique. Quand un État ou une entreprise impose des systèmes de reconnaissance vocale ou de transcription dans des langues minoritaires, l’outil pourrait aussi servir à surveiller ou censurer les communautés. Coda Story rappelle que le fait qu’une IA “comprenne” une langue peut être une arme pour le contrôle. (
Enfin, les communautés elles-mêmes doivent avoir la propriété et le contrôle des données. Si l’IA est développée sans participation locale, elle risque de reproduire des normes externes — imposant leur grille linguistique, leur style, leur façon de concevoir le monde.
Des chemins possibles pour un avenir plurilingue numérique
Pour que l’IA serve la diversité linguistique, plusieurs leviers sont à activer :
1. Soutenir la création de corpus (textes, audio) pour les langues minoritaires, associés à des métadonnées culturelles.
2. Favoriser les modèles multilingues ouverts ou adaptables, avec des architectures conçues pour les langues peu dotées, comme LIMBA.
3. Impliquer les locuteurs natifs dans la conception : annotation, validation, promotion d’outils adaptés aux usages locaux.
4. Mettre en place des politiques publiques volontaristes : subventions, partenariats universitaires, soutien aux startups linguistiques.
5. Rendre les modèles transparents, explicables, avec des garde-fous contre les biais et un contrôle local des données.
Vers une justice linguistique à l’ère de l’IA
La question des langues minoritaires face à l’intelligence artificielle n’est pas seulement technique : elle est politique, morale, identitaire. Elle touche à la capacité d’une communauté à continuer de penser, d’écrire et de créer dans sa langue.
Dans un monde où l’IA s’immisce dans l’éducation, l’administration, la santé… ne pas “parler IA” signifie être exclu. Pour ces langues, l’enjeu est vital : l’IA peut être un allié de la survie ou un instrument d’effacement.
L’ère numérique offre une opportunité — si nous prenons la responsabilité de la rendre plurielle. L’IA doit apprendre à écouter les langues minoritaires — non pour les assimiler, mais pour les restituer, les multiplier, les faire vibrer.
