L'affaire Tariq Ramadan depuis Manchester

CHRONIQUES

Amber Doul Haider

Je vis à Manchester, une ville où la pluralité ne se revendique pas, elle se vit. C’est de là que j’observe, depuis des années, l’affaire Tariq Ramadan — ce long feuilleton judiciaire où la justice française se confronte, parfois sans le dire, à ses propres fractures symboliques.
Mais depuis quelques semaines, ce qui paraissait clos a brutalement changé de dimension. Ce ne sont pas des rumeurs, mais six expertises judiciaires, dont deux conduites par la Dre Carole E. Chaski, référence mondiale en stylométrie forensique, qui viennent bouleverser la chronologie admise et la cohérence du dossier.

Carole Chaski, linguiste américaine, directrice de l’Institute for Linguistic Evidence (ILE), est une pionnière. Son domaine, la stylométrie judiciaire, permet d’attribuer scientifiquement des textes à leurs auteurs par l’analyse de structures grammaticales, lexicales et syntaxiques. Ses deux expertises, menées indépendamment pour la Suisse et pour la France, ont livré des résultats d’une précision rarissime : entre 96,9 % et 100 % de probabilité.
En Suisse, elle a identifié la plaignante dite “Brigitte” comme l’auteure des messages signés “Leila”, publiés sur le site français Bakchich en octobre 2008, annonçant déjà « une torpille en prépa » — deux semaines avant sa seule rencontre avec Tariq Ramadan. En France, elle a démontré que la plaignante “Christelle” (PEA) était l’auteure des messages postés sous le pseudonyme “Nathalie”, datés de cinq et six jours avant leur rencontre, dans lesquels elle évoquait explicitement un « piège à lui tendre ».

Ces éléments, objectivés par la science, révèlent une préméditation et une concertation frauduleuse. Les messages n’étaient pas anonymes par hasard : ils avaient été dissimulés pour construire une narration d’après-coup, celle d’un événement subi plutôt que planifié. Or la justice, en France comme en Suisse, avait écarté ces indices lors des premières instructions. Aujourd’hui, ils refont surface, validés par une méthode scientifique internationalement reconnue.

Quatre autres expertises viennent confirmer cette rupture de sens. L’expertise médicale du Dr Ann Chuc exclut toute trace physique compatible avec les violences alléguées. L’expertise informatique démontre que le blog hostile monintimeconviction, nom d’un livre de l’accusé était actif dès début 2009, bien avant la rencontre entre “Christelle” et Ramadan. L’expertise photographique identifie “Christelle” présente, en public, à une conférence le jour même où elle affirmait être séquestrée.


Pris séparément, ces rapports fragilisent le dossier. Pris ensemble, ils imposent une relecture radicale : non plus celle d’une victime en quête de justice, mais celle d’un système judiciaire instrumentalisé.

Depuis Manchester, où les débats publics n’ont pas cette intensité métaphysique, on regarde cette affaire avec une distance mêlée d’effroi et de perplexité. La question n’est plus celle de la faute d’un homme, mais de la crédibilité d’une justice lorsqu’elle se découvre manipulée. Peut-elle se réviser sans se renier ?
Je pense à l’Écosse, et à l’affaire Alex Salmond. Là-bas aussi, un homme politique accusé de crimes sexuels fut d’abord condamné par l’opinion avant d’être acquitté. Mais le plus remarquable fut la suite : le gouvernement écossais admit ses erreurs procédurales, reconnut les biais, et réforma sa pratique. Il n’y eut ni effondrement moral ni crise de l’État de droit. Simplement, un geste de lucidité institutionnelle.

La France, elle, se défend autrement. La justice y est une forteresse morale : la remettre en cause, c’est ébranler la République. Pourtant, c’est tout le contraire qui est vrai. Le courage démocratique, ce n’est pas de prétendre que la justice ne peut être trompée ; c’est d’avoir la force de l’admettre.
Les expertises de Carole Chaski, combinées aux analyses médicale, informatique et photographique, ne racontent pas l’innocence d’un homme. Elles racontent l’erreur d’un système qui s’est laissé guider par le climat, par le récit médiatique, par la peur de paraître complaisant envers le mauvais coupable.

De Manchester, la pluie tombe souvent, mais elle finit toujours par éclaircir le ciel. Peut-être faut-il cela à la France : un peu de pluie sur ses certitudes.
L’affaire Tariq Ramadan ne dit plus seulement quelque chose de lui ; elle dit quelque chose de la République.
Et si les faits scientifiques sont avérés, alors la vraie question n’est plus : “Que s’est-il passé ?”, mais bien : “Jusqu’où la justice française est-elle prête à douter d’elle-même ?

Article de Amber Doul Haider, Traduit de l'anglais

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